VII
UNE RUSE ÉCULÉE

Adam Bolitho hésita devant la demeure imposante, se demandant, assez irrité, pourquoi il était venu. Une réception de plus. Des marchands, des officiers supérieurs de la garnison, des gens qui semblaient sans cesse connaître quelque personnalité influente. Il lui aurait été facile de trouver un prétexte pour rester à bord de la Walkyrie, mais il savait aussi qu’il était trop agité pour demeurer seul dans sa chambre ou pour passer une heure avec ses officiers.

Que Keen semble ne pas se lasser de toutes ces réceptions et de ces discussions sans fin, voilà qui l’étonnait. Adam avait remarqué que, en dépit de son caractère avenant et de l’aisance dont il savait faire preuve avec ces gens, il ne perdait jamais de vue ce qu’il avait en tête ni l’intérêt de son escadre.

Adam tourna le dos à la maison pour contempler le vaste port naturel : chebucto, dans la langue des Indiens. La rade l’impressionnait comme cela lui était rarement arrivé. Depuis l’embouchure scintillante de la Bedford jusqu’au goulet, de l’autre bord, le port, véritable forêt de mâts, était rempli de bâtiments, preuve tangible de l’importance croissante de Halifax au plan stratégique. Il avait entendu un général évoquer à son sujet la « composante du carré défensif des Britanniques », carré dont les trois autres côtés auraient été l’Angleterre, Gibraltar et les Bermudes. Cornwallis s’était montré aussi visionnaire qu’astucieux lorsqu’il avait jeté son dévolu sur ce site, moins de soixante-dix ans plus tôt, et y avait élevé les premières fortifications. Pour lors, déjà défendue par la citadelle érigée sur la colline, la ville bénéficiait de la protection de tours Martello comme on en voyait fréquemment en Bretagne ou dans le sud de l’Angleterre. S’y ajoutaient des batteries plus modestes, propres à dissuader un ennemi assez inconscient pour tenter un débarquement.

Il dirigea son regard vers le mouillage, mais la demeure le cachait à ses yeux. Il n’aurait jamais cru que ses devoirs de capitaine de pavillon seraient aussi ingrats. La Walkyrie n’était pratiquement pas sortie du port. Une seule fois, pour aller prendre un convoi de troupes : si l’on continuait ainsi, la péninsule allait sûrement couler sous le poids des soldats. Ils n’avaient guère de nouvelles du conflit. Dans les terres, les routes étaient mauvaises, certaines impraticables. Il jeta un coup d’œil au port qui se perdait dans les dernières lueurs ; pareils à des insectes, les fanaux de petites embarcations glissaient sur l’eau. Ici, il faisait meilleur. Il avait même senti la tiédeur du soleil sur son visage en remontant de l’embarcadère.

A regret, il se détourna de la mer. Semblant attendre qu’il se décide, la grande porte à double battant s’était discrètement ouverte.

Une bien belle demeure : non pas « ancienne » au sens où on l’entendait en Angleterre, mais de jolies proportions, avec une touche d’architecture étrangère, française peut-être. Il tendit sa coiffure à un domestique courbé en deux et se dirigea vers la grande salle de réception. Il y avait là foule d’uniformes, rouges pour la plupart. Quelques tuniques vertes aussi, celles de l’infanterie légère recrutée sur place. La maison était sans doute l’œuvre d’un négociant prospère, mais elle était désormais habitée par des gens qui appartenaient à un monde qu’il ne connaissait pas, ou qu’il ne voulait pas connaître. Un monde dans lequel des hommes tels que Benjamin Massie jonglaient entre politique et activité commerciale. Il ne cachait pas l’impatience que lui causait la guerre entre la Grande-Bretagne et l’Amérique, cette guerre qu’il qualifiait d’impopulaire » ; il y voyait davantage une gêne personnelle qu’un conflit entre deux pays.

Adam s’adressa à un valet de pied tout en examinant la foule, remarquant au passage, à l’autre bout de la pièce, les cheveux blonds de Keen. Ce dernier était avec Massie. Cette fois, il y avait également des femmes. Lors des réceptions précédentes, leur présence était rare. Décidément, il aurait mieux fait de trouver une excuse pour rester à bord.

— Le capitaine de vaisseau Adam Bolitho !

Il y eut un silence, dû à son retard plus qu’à un véritable intérêt, se dit-il. Au moins, le valet de pied avait-il prononcé correctement son nom.

Il longea le mur de la salle. De lourds rideaux de velours, deux grandes cheminées où brûlaient des bûches : ces maisons avaient été construites en prévision des hivers de la Nouvelle-Ecosse.

— Vous voilà enfin, commandant !

Benjamin Massie fit claquer ses doigts et un plateau avec du vin rouge apparut comme par enchantement.

— J’ai cru que vous nous aviez oubliés.

Il éclata d’un rire tonitruant et Adam nota une fois encore à quel point son regard était glacial.

— Mes devoirs me retiennent au sein de l’escadre, monsieur, lui répondit-il.

— C’est bien le problème ici : plus de soldats que de laboureurs, plus de vaisseaux de guerre que de canoës ! On m’a raconté que, il y a quelques années de cela, il y avait cinq fois plus de bordels que de banques !

Il redevint brusquement sérieux, si bien que l’on avait l’impression qu’un masque lui tombait sur le visage.

— Mais les temps changent. Attendez seulement que cette guerre soit terminée et la prospérité reviendra avec le développement de nouveaux marchés. Et dans ce but, nous aurons besoin de navires, de marins qui auront envie d’y servir sans craindre les bordées de l’ennemi – il cligna de l’œil. Ou les coups de fouet de quelque officier trop zélé, pas vrai ?

Keen, qui s’était approché, les écoutait.

— Et où est donc cet autre ami de mon père ? Je pensais que nous devions nous voir ?

Adam se tourna vers lui. Keen les avait coupés délibérément, avant que les choses dégénèrent. Mon agacement est-il si visible ?

— Oh, David Saint-Clair ?

Il hocha la tête.

— Il ne sera pas de retour avant quelque temps. Quel impatient, ce David. Mais vous savez comment il est.

Keen haussa les épaules.

— Je ne le connais guère, mais j’en ai entendu dire du bien. La construction navale, avec le soutien de l’Amirauté… cela m’a paru important.

— Oui, depuis la mort de sa femme… – il effleura la manche de Keen. Désolé, Val…

— J’ai appris le deuil qui l’avait frappé, répondit Keen. Il voyage seul ?

Massie lui fit un grand sourire, sa gaffe aussitôt oubliée.

— Non, il a emmené sa fille. Imaginez-vous ça ? Je parie qu’il regrette déjà de se faire ralentir par une femme, même s’il s’agit d’une parente.

Adam, qui levait son verre, suspendit son geste en voyant l’expression qu’affichait Keen. L’air surpris ? Non, c’était plus profond que cela.

— Je croyais qu’elle était mariée.

Massie reprit un verre sur le plateau.

— Ça ne s’est pas fait. Son promis était dans l’armée.

— Certes, fit Keen en hochant la tête, j’en ai entendu parler.

— Peu importe, il a décidé de partir à la guerre plutôt que de suivre un beau jupon ! – il poussa un grand soupir. Puis, après la mort brutale de sa mère, elle a choisi de rester avec David.

Keen contemplait le feu dans la cheminée la plus proche.

— A mon avis, c’est un gros risque.

Massie chassa quelques gouttelettes de vin tombées sur sa redingote.

— Nous y voilà. Vous autres, les militaires et les marins, vous voyez le danger partout, comme si tout le monde complotait en cachette !

Il jeta un coup d’œil à l’horloge.

— Il est temps de souper. J’ai intérêt à aller actionner les pompes pour vider les fonds avant de donner le signal.

— Vous ne vous intéressez guère à son sort, lui dit Keen, n’est-ce pas ?

Adam, lui, observait une grande femme, les épaules dénudées, qui devait s’incliner pour écouter son cavalier, un homme de petite taille. Elle éclata de rire et lui donna une bourrade. Elle n’aurait pas été plus gênée que ça si elle avait été toute nue.

— Pas plus que tous les gens de son espèce, amiral, répondit Adam.

Un valet de pied tira les lourds rideaux et les eaux sombres du port disparurent.

— Des gens meurent chaque heure qui passe. Et ce n’est pas toujours par appât du gain.

Il n’en dit pas davantage.

— Poursuivez, Adam. Rappelez-vous votre oncle, ce qu’il aurait dit. Oubliez que nous sommes officiers, nous sommes ici entre hommes.

Adam posa son verre.

— Du ravitaillement, des bâtiments pour escorter les navires qui le transportent, pour garder ouvertes les lignes de navigation… tout cela est capital, mais ne fera jamais remporter une guerre. Nous avons besoin de nous colleter avec eux comme nous l’avons fait avec les Français et tous ceux que nous avons combattus. Nous ne pouvons nous contenter de nous congratuler sur le développement du commerce une fois que tout le sale travail sera derrière nous !

— J’ignore, reprit tranquillement Keen, si vous savez à quel point vous ressemblez à Sir Richard Bolitho. Si seulement… – il détourna les yeux. La peste !

Mais ce n’était pas Massie, c’était son aide de camp, de Courcey.

Adam se demandait ce que Keen était sur le point de dire, et pourquoi l’arrivée de l’officier lui avait fait perdre son flegme habituel.

De Courcey s’exclama :

— Je vous demande pardon, amiral, mais il est venu quelqu’un qui s’est présenté sans rendez-vous ni motif, et exige de vous voir – il paraissait indigné. Je l’ai envoyé paître et de belle façon, je vous le garantis !

Il se tourna dans la direction du valet de pied qui avait pris son poste dans l’escalier, sa canne levée, prêt à annoncer le souper.

— C’est invraisemblable !

Telle une charrue, Massie se frayait un chemin dans la foule.

— Voulez-vous régler cette affaire ? demanda Keen à Adam. Je suis l’invité d’honneur, comme vous savez.

Adam hocha la tête : il l’ignorait parfaitement. Tout en accompagnant de Courcey jusqu’à la pièce voisine, il lui parla d’un ton sec :

— Qui est ce gêneur ?

— Un type qui ressemble à un épouvantail en uniforme !

— Son nom, mon vieux.

Il avait du mal à contenir sa colère, il avait l’impression que tout l’atteignait. Ses officiers l’observaient, se demandant visiblement ce qui lui arrivait.

De Courcey répondit négligemment :

— Borradaile, commandant. Un individu des plus grossiers. Je n’imagine même pas comment il a pu arriver…

Il fit la grimace quand Adam lui serra le bras à toute force.

— Le commandant de l’Alfriston ?

Il resserra sa prise au point que de Courcey étouffa un cri et deux officiers de l’armée de terre qui passaient s’arrêtèrent pour observer la scène.

— Mais bon sang de bois, allez-vous me répondre ?

De Courcey se reprit lentement.

— C’est-à-dire, oui, eh bien… J’ai estimé, compte tenu des circonstances…

Adam relâcha sa prise.

— Vous êtes un imbécile – son calme le surprenait lui-même. Jusqu’à quel point, c’est ce que nous allons savoir bientôt.

De Courcey sursauta en entendant les trois coups de la canne résonner sur les marches.

— Attendez-moi ici, lui dit Adam. Il est possible que je doive faire porter un message à bord.

Ils entendirent une voix crier : « Mesdames, messieurs, asseyez-vous je vous prie ! »

— Mais, commandant, on nous attend !

— Et en plus, vous êtes sourd ? répliqua sèchement Adam.

Tournant les talons, il se dirigea vers l’entrée.

Pendant ce temps-là, Massie et ses invités prenaient place autour de deux grandes tables. Un carton indiquait à chacun son siège, selon sa position dans la société ou le degré d’honneur que l’on souhaitait lui faire. Massie annonça en insistant :

— J’ai retardé le benedicite, le temps que notre jeune commandant en ait fini avec ses devoirs.

Keen s’installa à la droite de Massie. En face de lui, une femme dont il devina qu’elle devait être l’une des invitées les plus à l’honneur. Elle était belle, semblait très à son aise, et l’intérêt qu’il lui portait l’amusait visiblement beaucoup.

— Mrs Lovelace, fit sèchement Massie. Elle possède une demeure près de la vallée de la Bedford.

— Je regrette, amiral, que l’on ne nous ait pas présentés plus tôt, fit-elle avec un petit sourire. Lorsque les amiraux sont si jeunes, c’est mauvais signe !

Adam se faufila entre les tables et rejoignit Keen. Un profond silence tomba sur la salle.

Keen sentait son souffle contre sa joue – un souffle court, on le devinait en colère.

— L’Alfriston apporte des nouvelles de Sir Richard. La Faucheuse a été prise. Elle s’est rendue.

Il ne quittait pas des yeux le beau profil de Keen.

— L’amiral a l’intention de rester avec l’escadre des Bermudes, tant que le convoi n’est pas en sûreté en haute mer.

Keen se tamponna les lèvres avec sa serviette.

— Elle s’est rendue ?

Ce fut son seul mot.

Adam acquiesça, avant de découvrir la femme assise en face de Keen. Elle lui sourit avant de lui indiquer la chaise vide à côté d’elle.

— Il s’agit d’une mutinerie, amiral.

— Je vois.

Keen se tourna vers Adam, très calme. En y repensant plus tard, Adam se dit qu’il savait bien dissimuler ses sentiments.

— J’imagine que vous avez prévenu à bord ?

Adam songeait à cet âne de De Courcey.

— Oui, amiral. Tout le monde sera paré.

Keen reposa sa serviette sur ses genoux.

— Ainsi donc, La Faucheuse se dirige de ce côté – voyant qu’Adam restait perplexe, il ajouta : Un prêté pour un rendu, comprenez-vous ?

Il se leva, toutes les têtes s’étaient tournées vers lui.

— Je suis désolé de ce contretemps. Je suis sûr que notre hôte comprendra.

Il attendit qu’Adam ait fait le tour de la table pour atteindre la chaise qu’un valet de pied avait tirée en arrière. On n’entendait que le claquement sourd de ses chaussures sur le parquet ciré. Cela lui rappelait désagréablement cette journée où il neigeait, à Portsmouth, lorsqu’il était passé en cour martiale.

Massie s’éclaircit bruyamment la gorge.

— Mon révérend, nous pouvons à présent dire le benedicite.

Adam sentit le pied de sa voisine toucher le sien lorsqu’on entonna la prière. Il se surprit lui-même : cela le faisait sourire.

Un prêté pour un rendu. Keen était en train de discuter avec Massie. Nous, les Heureux Elus. Comme si quelqu’un l’avait dit à haute voix… Il songeait à son oncle, à la marque qu’il avait laissée sur chacun d’eux.

Sa voisine s’adressa à lui d’une voix douce :

— Vous ne dites pas grand-chose, commandant. Dois-je me sentir offensée ?

Il se tourna légèrement pour la regarder. Elle était belle, les yeux noisette, une bouche habituée à sourire. Il jeta un coup d’œil à sa main qu’elle avait posée près de la sienne sur la table où l’on était serré. Mariée, mais non accompagnée de son mari. La maîtresse de quelqu’un ?

— Toutes mes excuses, madame. Je ne suis pas accoutumé à tant d’éclat, même en mer. Un prêté pour un rendu.

Un valet surgit et elle éloigna sa manche.

— Il faudra que nous y regardions de plus près, commandant.

Adam observait leur hôte. Il était allé trop loin. Keen avait-il encore cela à l’esprit alors qu’il paraissait si impassible, si maître de soi ? Massie s’était exprimé comme s’il était au courant de cette mutinerie. Le mot n’était pas à prendre à la légère. Derrière cela se cachaient une rumeur, des commérages. Massie devait avoir plusieurs fers au feu. Cela signifiait une seule chose : La Faucheuse était déjà dans les parages.

— Êtes-vous marié, commandant ?

— Non.

C’était sorti brusquement, il essaya de se rattraper :

— Je n’ai pas encore eu cette chance.

Elle le regardait attentivement et leva légèrement le sourcil.

— Cela m’étonne.

— Et vous, madame ?

Elle éclata de rire. Adam vit que Massie lui jetait un coup d’œil. A eux deux. Elle répliqua :

— C’est comme les manteaux, commandant. J’en mets quand il me plaît.

Un prêté pour un rendu.

 

La chambre des cartes de la Walkyrie était petite et bien conçue, la table ne laissait guère de place pour plus de trois personnes. Adam, penché sur la carte, promenait ses pointes sèches entre les relèvements, les sondes et des calculs que l’on y avait griffonnés. Pour un terrien, tout cela aurait été du chinois.

La porte était repoussée vers l’intérieur, le soleil promenait ses rayons d’avant en arrière comme une balise, en suivant les mouvements gracieux de la frégate qui se soulevait avant de retomber. Ils avaient appareillé de Halifax de conserve avec une petite frégate, Le Taciturne, et le brick Doon. Ils avaient embarqué avec des sentiments mitigés : d’un côté, la perspective de prendre en chasse La Faucheuse et de revenir à la marque, de l’autre, celle de devoir ouvrir le feu sur un des leurs. Les Américains n’auraient pas eu le temps de remplacer l’équipage qui s’était rendu. La plupart des hommes, à l’exception des officiers et des officiers mariniers, seraient donc des mutins.

Mais cela remontait à cinq jours et Adam avait perçu chez Keen une incertitude croissante, son hésitation devant la conduite à tenir.

Une extrémité des pointes sèches était posée sur le cap Nord, au bout de la Nouvelle-Ecosse. Cette pointe gardait la côte sud à l’entrée du golfe du Saint-Laurent. De l’autre côté du détroit, c’était Terre-Neuve, à quelque cinquante milles. Un passage resserré, mais maniable pour un commandant déterminé qui voulait éviter de se faire capturer en se glissant entre les mailles du filet. Keen devait se faire les mêmes réflexions. Adam se pencha un peu plus sur la carte. Deux îles minuscules, Saint-Pierre-et-Miquelon, au sud de la découpe de Terre-Neuve, étaient des possessions françaises, mais elles avaient été occupées dès le début des hostilités par la garnison anglaise de Saint-John. Keen n’avait pas caché sa conviction : La Faucheuse devait faire route vers ces îles. Sa capture par les Américains devait encore être ignorée des croisières locales ; si l’ennemi voulait attaquer la garnison ou s’en prendre à la navigation dans les parages, c’était là une tactique évidente. Plus loin, c’était le golfe du Saint-Laurent, accès stratégique à Montréal et aux Grands Lacs, à la base navale de Kingston, puis, encore au-delà, à York, petite ville mais capitale administrative du Canada septentrional.

Cela dit, le golfe était vaste, parsemé d’îlots et truffé de baies susceptibles d’abriter des vaisseaux de tout tonnage. Ils pouvaient s’y réfugier le temps nécessaire, en attendant que leurs poursuivants soient passés.

Il entendit des ordres criés, des trilles de sifflets. La bordée de quart de l’après-midi se rassemblait à l’arrière, la cheminée de la cambuse répandait des odeurs de graisse chaude. Plus une bonne ration de rhum pour rincer le tout.

Il consulta le journal du maître pilote. 3 mai 1813. Ce qui le fit penser au petit volume recouvert de velours, serré dans son coffre avec les pétales de rose soigneusement coincés entre les pages. Le mois de mai en Angleterre. Le souvenir d’un pays étranger…

Une ombre passa sur la table à cartes : Urquhart, son second. Adam avait trouvé en lui un officier de valeur, compétent, sévère mais juste avec l’équipage, même avec les durs à cuire. Allier ces deux qualités n’était pas facile pour un second. Lorsque le commandant de la Walkyrie, Trevenen, était devenu fou de terreur dans le feu de l’action, c’est Urquhart qui avait repris les choses en main, rétabli l’ordre et la discipline. Ni Trevenen, mystérieusement disparu alors qu’on allait le traduire en cour martiale, ni son successeur Peter Dawes, commodore par intérim, n’avaient proposé Urquhart pour la liste d’avancement. Urquhart n’y avait jamais fait allusion, n’avait jamais montré la moindre rancœur, mais Adam devinait que c’était parce qu’il estimait ne pas connaître encore suffisamment son nouveau commandant. Adam s’en voulait. A bord de la Walkyrie, il était incapable d’encourager des relations plus personnelles : même lorsqu’il donnait un ordre, il s’attendait à voir en face de lui d’autres visages. Des visages disparus.

Urquhart attendit patiemment que le commandant veuille bien noter sa présence.

— Commandant, je voudrais faire faire de l’école à feu aux dix-huit-livres pendant le quart de l’après-midi.

Adam replia ses pointes sèches.

— Je ne vois pas ce que nous pourrions faire d’autre.

Il songeait à leur dernière soirée à Halifax, à ce souper somptueux chez leur hôte, Massie, lequel avait eu de plus en plus de mal à s’exprimer. Il songeait également à cette Mrs Lovelace, envoûtante et sensuelle, qui éclatait de rire à chaque sortie un peu osée de Massie, tout en laissant son pied contre celui d’Adam sous la table.

Je n’aurais jamais dû accepter ce commandement. L’avait-il fait pour éviter de rester coincé à bord de La Fringante ?

En son for intérieur, il savait qu’il avait agi ainsi par sens du devoir, peut-être même y avait-il chez lui un besoin de réparation… Ce sentiment de culpabilité…

Urquhart examinait la carte. Il avait un profil bien dessiné, l’air intelligent. Adam l’imaginait parfaitement en commandant.

— Autant chercher des aiguilles dans une botte de foin, commandant. Il peut être n’importe où.

— Je le sais bien, bon sang de bois ! – il prit l’officier par la manche. Désolé, John. C’est involontaire.

Urquhart en resta tout ébahi. C’était la première fois que son commandant l’appelait par son prénom. Il découvrait soudain qu’une autre personne se cachait derrière cet inconnu au caractère sévère.

— Si nous nous enfonçons plus avant dans le golfe, reprit-il, nous aurons du mal à rester groupés. Certes, si nous avions davantage de bâtiments…

De l’autre côté de la porte, un quartier-maître annonça à voix basse :

— L’amiral monte sur le pont, commandant.

Mais Adam savait qu’il s’adressait en fait à Urquhart, il avait pris soin d’éviter son regard.

Il se redressa.

— Oui. Nous verrons ça plus tard.

Lorsqu’ils sortirent de la chambre à cartes, Keen se tenait près des filets et Adam remarqua immédiatement qu’il avait l’air tendu, préoccupé.

— Quand changeons-nous d’amure, commandant ?

Adam répondit sur un ton tout aussi formel :

— Dans deux heures, amiral. Nous viendrons cap au noroît.

Et il se tut en attendant la suite : un signe de désapprobation, de scepticisme…

— Le Taciturne et le Doon sont à la vue ?

— Oui, amiral. La vigie a rapporté les avoir aperçus au changement de quart. La visibilité est bonne, nous devrions distinguer une autre voile sous peu. Nous aurons peut-être des renseignements, un pêcheur ou un navire marchand en transit qui l’aurait vu passer – et, à Urquhart : C’est notre meilleur espoir.

— Nous sommes par le travers du cap Nord, reprit Keen.

Lorsque la nuit sera tombée, nous aurons du mal à nous prêter main-forte.

Adam détourna les yeux, il se sentait légèrement agacé sans savoir pourquoi. Il était debout depuis le crépuscule, il était monté plusieurs fois sur le pont au cours de la nuit. Les dangers pullulaient dans ces parages et les cartes n’étaient guère fiables, pour ne pas dire plus. Les veilleurs de la Walkyrie avaient le droit de savoir que leur commandant était avec eux.

— De ce que nous a rapporté l’Alfriston, je crois que c’est le meilleur endroit pour mener une opération en solo. Demain, nous pourrons décider s’il convient ou non de poursuivre ce mode de recherche.

Keen regardait deux marins occupés à déhaler des drisses neuves sur le pont.

— Je déciderai. Tant qu’il y a du jour, je veux qu’on fasse des signaux au Taciturne et au Doon. Le brick va se rapprocher de nous et prendre mes dépêches pour Halifax – se tournant vers Adam, il ajouta sèchement : Nous interromprons les recherches avant le crépuscule.

— Halifax, amiral ?

Keen lui jeta un regard sévère.

— Halifax.

Puis il se dirigea vers la descente. Adam aperçut son aide de camp qui attendait pour lui parler.

— Des ordres, commandant ?

Urquhart était visiblement gêné d’avoir été témoin de cet échange et de découvrir une barrière qu’il n’avait jamais imaginée entre l’amiral et son capitaine de pavillon.

Adam leva les yeux pour observer la flamme qui flottait au vent. Le vent était bien établi de secteur suroît. Cela faisait des jours qu’il n’avait pas varié, un jour de plus n’y changerait rien. Et même s’ils retournaient à Halifax, il était peu probable qu’ils y trouvent des nouvelles fraîches de Sir Richard.

Puis il se souvint soudain qu’Urquhart lui avait posé une question.

— Faites comme nous avons dit.

Il avait beau être le commandant, ce n’était jamais lui qui arrêtait une décision. Il l’avait toujours su, mais la remarque désagréable de Keen venait de le lui rappeler un peu plus fortement. Peut-être était-ce parce que Keen était habitué aux bâtiments de ligne et n’avait servi à bord de frégates que du temps où il était tout jeune officier. Adam essaya de sourire, de chasser tout ça de son esprit. Avec le meilleur des professeurs… Mais Keen n’en avait jamais commandé, lui. Ce qui n’aurait dû faire aucune différence. Et pourtant, étrangement, cela en faisait une.

Alors que le quart de l’après-midi tirait à sa fin, Keen remonta sur le pont.

— Je pense qu’il est temps de faire ces signaux.

Apercevant la silhouette fluette de John Whitmarsh qui se dirigeait vers l’arrière, une pile de chemises propres sous le bras, il sourit de manière assez inattendue.

— Ah, Adam, si nous avions son âge…

Cette soudaine familiarité était assez déconcertante.

— C’est vrai, amiral. Mais je crois que je ferais volontiers une croix sur une partie du passé, répondit Adam.

Keen crut nécessaire de préciser sa pensée.

— Vous vous dites sans doute que je baisse les bras trop facilement. Que nous devrions passer des jours, des semaines, à nous démener pour une cause qui est peut-être perdue.

— Je crois que nous devrions persévérer, amiral.

Keen haussa les épaules. La mince passerelle qui existait entre eux était désormais coupée.

— J’en ai décidé autrement. Hissez ce signal !

Adam vit de Courcey se précipiter vers l’aspirant Rickman qui se tenait près d’une brassée de pavillons déjà parés. Ainsi donc, retour à Halifax : des bals, des réceptions, un vaisseau qui allait rester moisir au mouillage.

— Ohé du pont ! Le Taciturne a hissé un signal !

Adam vit un second aspirant s’emparer d’une lunette.

— En haut, monsieur Warren ! Et vivement !

Il savait qu’Urquhart l’observait. Il n’était pas homme à donner son avis, ni à raconter ce qu’il avait vu et entendu. S’abritant les yeux, Adam se tourna vers le soleil qui avait maintenant la forme d’une grosse boule rouge. Mais ils avaient encore le temps. Si seulement…

La voix juvénile de l’aspirant descendit des hauts :

— Du Taciturne, commandant ! Ennemi en vue dans le nordet !

Même à cette distance et par-dessus le vacarme que produisaient les voiles et le gréement, Adam sentait son excitation.

Cap sur le détroit devant lequel ils venaient de virer. Une heure de plus et ils l’auraient manqué. Mais quelle espèce d’ennemi était-ce, pour que Le Taciturne soit si sûr de lui ?

Warren les hélait encore :

— C’est La Faucheuse, commandant !

Sur le coup, Urquhart s’en oublia :

— Par l’enfer ! Vous aviez raison, commandant !

Keen avait réapparu.

— Que se passe-t-il ? Ils en sont certains ?

— Sûrs et certains, amiral, lui répondit Adam.

— Ils vont prendre la fuite, dit-il sans trop de conviction. Ils vont essayer de nous semer dans le golfe.

Adam fit signe à Urquhart.

— Envoyez les huniers – et, après un coup d’œil au pavillon qui flottait en tête d’artimon : Nous pouvons prendre La Faucheuse de vitesse, quoi qu’elle fasse.

Il était le premier surpris de s’entendre parler ainsi. Un certain orgueil, alors qu’il aurait dû se plier ; un air de triomphe, quand il venait de ressentir une certaine amertume après que Keen eut repoussé sa suggestion.

On entendait des cris, le piétinement des pieds nus sur le pont, les hommes qui accouraient pour obéir aux ordres. Adam les sentait tout excités, soulagés qu’il se passât enfin quelque chose. Il y avait de la peur aussi, lorsque des nouveaux embarqués levaient la tête pour regarder les huniers jaillir de leurs vergues, la toile bien tendue par le vent.

Adam prit une lunette qu’il posa sur l’épaule de l’aspirant Rickman. D’abord, Le Taciturne ; le brick Doon était encore invisible depuis le pont ; et puis… il se raidit, sentit un frisson glacé lui parcourir le dos alors que les derniers rayons de soleil répandaient encore un peu de chaleur. Une petite tache de toile claire : La Faucheuse. Elle ne fuyait pas, et pourtant, elle avait dû les voir. Trois bâtiments en route de collision. Les hommes de La Faucheuse risquaient de se battre à mort ; de toute manière c’est le sort qui leur était promis après un passage en cour martiale pour le principe. Depuis le moment où ils avaient baissé pavillon, ils connaissaient le châtiment des mutins. Il s’humecta les lèvres, elles étaient toutes sèches. Et le meurtre de leur commandant…

Keen formula ce qu’il pensait tout bas :

— Ils ne vont pas oser se battre.

Adam ordonna à Urquhart :

— Rappelez aux postes de combat, je vous prie.

Il se dirigea vers le couronnement, rebroussa chemin, réfléchissant à ce brutal changement de situation. Un signe de défi ? Un geste désespéré ? Tout était possible. À lui seul, Le Taciturne était plus fort que La Faucheuse, et la Walkyrie pouvait le projeter hors de l’eau sans même rappeler aux postes de combat.

— Il maintient son cap, fit Keen en tendant les bras pour que son domestique puisse attacher son sabre.

— Parés aux postes de combat, commandant !

Adam se tourna vers son second. Il n’avait pour ainsi dire pas entendu battre tambour, ni le piétinement des marins et des fusiliers qui gagnaient leurs postes. Tout était redevenu calme, les longues pièces étaient armées, le pont sablé. On apercevait les tuniques écarlates des fusiliers près des filets de branles et dans les hunes. Peter Dawes les avait bien entraînés. Ou était-ce dû au calme imperturbable d’Urquhart ?

— Hissez un signal pour Le Taciturne, ordonna Keen. Ralliez l’amiral.

Il fit volte-face, tandis que de Courcey houspillait ses gens. Les pavillons s’envolèrent.

— Aperçu, amiral !

Le brick Doon ne donnait pas signe de vie, mais sa vigie devait les voir, bien content de rester à l’écart de l’affaire.

— La Faucheuse montre les dents !

Sans lunette, on ne voyait rien, mais Adam distingua la ligne de gueules qui sortait de son flanc.

— Lorsque vous serez prêt, commandant, lui dit Keen.

Ils se dévisageaient comme deux étrangers.

Adam cria :

— Comme à l’exercice, monsieur Urquhart !

Quelques marins affichèrent un grand sourire.

— Chargez, en batterie !

— Ouvrez les mantelets !

Monteith, le troisième lieutenant, souffla dans son sifflet. Les servants se jetèrent dans un concert de hurlements sur les palans pour faire avancer les affûts jusqu’aux sabords. Ils avaient le vent de travers et leur tâche était aisée. S’ils viraient de bord, ou s’ils perdaient l’avantage du vent, l’affaire prendrait un autre tour, comme le rappelèrent les vieux chefs de pièce.

Adam se retourna. Le jeune Whitmarsh avançait sans se presser entre les servants accroupis et les fusiliers aux aguets, avec sur les bras le sabre neuf d’Adam qu’il portait comme le saint sacrement. Adam jeta ensuite un œil aux hommes de l’équipe de dunette. George Starr, son vieux maître d’hôtel ; Hudson, mort lui aussi ; et tant d’autres visages… Pris au dépourvu, il en ressentit comme de la souffrance.

Il attendit que le mousse lui capelle son sabre et lui ordonna :

— En bas, mon garçon ! Aujourd’hui, pas d’héroïsme.

Comme l’enfant avait l’air dépité, il ajouta gentiment :

— Pas besoin de te rafraîchir la mémoire, j’imagine ?

Keen se tenait à côté de lui.

— A quoi peuvent-ils bien espérer aboutir ?

Adam voyait les lunettes que l’on pointait dans la direction du Taciturne, encore loin, et entendait de Courcey dicter de sa voix fluette le texte du signal. Il finit par laisser tomber sa lunette et répondit d’un ton neutre :

— Ils ont des otages, amiral.

— Ainsi donc, voilà ce qu’ils ont l’intention de faire. Venir droit sur nous, car ils savent que nous ne tirerons pas !

Ce disant, il n’avait pas l’air convaincu.

— Vous croyez qu’ils iraient vraiment jusque-là ?

— Ils vont peut-être le tenter au culot, amiral.

Mais il savait que c’était faux. L’ennemi ne pouvait rien faire d’autre. Avec ce vent, ils seraient en portée moins d’une demi-heure plus tard.

— Ce serait un meurtre ! s’exclama Keen.

Adam le voyait rempli de colère, révulsé. C’est sa décision, comme il disait tout à l’heure.

Comme Adam restait silencieux, Keen reprit :

— Pour l’amour du Ciel, que dois-je faire ?

Adam effleura la garde de son sabre tout neuf, celui qu’il avait choisi avec tant de soin chez cet armurier du Strand.

— De toute manière, si nous combattons, des hommes vont mourir, amiral. Mais perdre La Faucheuse serait un malheur bien plus grand.

Keen soupira.

— Signalez au Taciturne de prendre poste sur l’arrière de l’amiral.

La frégate fit l’aperçu, Adam voyait ses voiles en désordre alors qu’elle virait. Il était partagé entre la pitié et l’admiration pour Keen. Il n’allait pas laisser ce premier engagement à l’un de ses commandants. Comme Richard Bolitho le leur avait souvent dit, c’est ici que commençait et finissait la responsabilité, comme cette marque qui flottait à l’artimon. Point final.

Du coup, il en avait oublié l’aspirant Warren qui était toujours perché dans la hune.

— Ohé du pont !

Puis la voix étonnée de quelqu’un :

— Il y a des prisonniers sur le pont de La Faucheuse, commandant ! Il y a des femmes !

Keen demanda sèchement :

— Vous croyez que ce sont des craques ?

Adam avait l’impression de vivre un cauchemar. La Faucheuse allait subir une seconde fois le même sort, elle allait se faire dévaster comme elle l’avait été par les Américains, avant même d’arriver en portée.

Urquhart avait gagné son poste au pied du grand mât. Il avait son sabre sur l’épaule, comme pour participer à une cérémonie.

Adam s’agrippa à la lisse de dunette. Il n’avait pas besoin qu’on lui explique ce qui allait se passer lorsque les longs dix-huit-livres, chargés à la double, allaient cracher le tonnerre sur le bâtiment qui se rapprochait.

Il savait que, parmi les servants des pièces, quelques-uns le regardaient. Il avait envie de crier. Il n’y a pas de décision à prendre. Ils ne doivent pas s’échapper.

Il entendit de Courcey annoncer :

— Deux femmes, amiral. Les autres, ce sont des marins.

Lui aussi avait l’air hébété, il ne pouvait en croire ses yeux.

Adam fit d’une voix forte :

— Sur la crête, monsieur Urquhart ! Dès que paré !

Urquhart savait ce qu’il avait à faire : ils le savaient tous.

Mais il fallait garder les hommes soudés, les commander quoi qu’ils puissent penser.

— A carguer les huniers !

Là-haut, très au-dessus d’eux, les gabiers s’activèrent comme des singes, libérés de la tension et de l’appréhension qui régnaient en bas sur le pont.

Adam se tourna vers le maître pilote :

— Paré à abattre de deux rhumbs, monsieur Ritchie. Puis nous ouvrirons le feu.

Keen était grimpé dans les enfléchures, insensible aux embruns et au péril. Il avait pris la grosse lunette de l’aspirant des signaux, ses cheveux blonds volaient au vent.

Comme ce jour-là, dans l’église de Zennor… Val et Zénoria… Il ferma les yeux en entendant Keen annoncer :

— L’un des otages est David Saint-Clair ! Sa fille est certainement avec lui !

Il chassa ses souvenirs, ce n’était pas le moment. Il entendit Keen ajouter :

— Ainsi, ils ne plaisantaient pas.

Il redescendit des haubans et s’approcha de lui.

Adam ordonna :

— Parés !

Il se forçait à regarder la frégate qui se rapprochait. La gîte découvrait son doublage de cuivre et la figure de proue dorée dont la faux se détachait, terrifiante.

Les chefs de pièce, tournés vers l’arrière, gardaient les yeux rivés sur la silhouette solitaire qui se tenait à la lisse : leur commandant qu’ils ne connaissaient que de réputation. Tous savaient ce qu’ils allaient découvrir lorsque la Walkyrie aurait abattu, lorsque la cible remplirait les sabords grands ouverts. Un homme se racla la gorge, un autre essuya la sueur qui lui coulait sur le visage.

Et s’ils refusaient d’ouvrir le feu sur ces gens qui étaient comme eux ?

Adam sentait la colère le submerger. Non, ils n’étaient pas comme eux. Il ne faut pas que j’accepte cette idée.

Il leva son sabre, se redressa.

Mon Dieu, que sommes-nous en train de faire ?

— Changez de cap, monsieur Ritchie !

Il fit volte-face en entendant le grondement de l’artillerie rouler en écho sur les courtes vagues couronnées d’écume.

Il n’arrivait pas à y croire. Les canons de La Faucheuse reculaient. Une salve irrégulière, jusqu’à un dernier départ, celui d’une pièce de chasse.

On aperçut des taches d’écume soulevée par les coups ; les gerbes plus hautes des pièces de gros calibre déchirèrent la surface avant de disparaître aussi soudainement. Une pleine bordée, tirée en désordre.

Keen fit :

— Ils n’oseraient pas nous tirer dessus ! – et, se tournant vers son voisin : Car ils savent que nous les détruirions !

— Leur tentative a échoué, répondit Adam.

Des canonniers se regardaient ; deux marins se serraient même la main par-dessus une pièce de dix-huit livres. Ce n’était pas une victoire certes, mais au moins, ça ne virait pas au massacre.

— Signalez-lui de mettre en panne ! Le détachement d’abordage, paré !

Adam cria :

— Soyez prêts à ouvrir le feu. Nous ne prendrons aucun risque ! – puis, portant la main à sa coiffure pour saluer Keen : Je souhaite passer à son bord, amiral.

Keen regardait ailleurs, il venait d’entendre les marins et les fusiliers pousser un grand soupir.

— Dieu soit loué, il amène ses couleurs.

Ritchie, leur vieux maître pilote, s’essuya les lèvres d’un revers de main.

— Pauvre vieille baille. Elle en a bavé, ça, c’est sûr !

Adam se tourna vers lui. C’était un homme de métier, endurci, qui ne faisait pas de sentiment, mais, à sa façon simple, il avait trouvé les mots qu’il fallait.

— Ménagez Sir Saint-Clair et sa fille, ordonna Keen. Cette épreuve a dû être terrible pour eux.

Adam vit que l’on faisait passer les chaloupes par-dessus la coupée bâbord : les hommes avaient été bien formés par Urquhart. Si nécessaire, l’artillerie pouvait tirer sans que les embarcations gênent les pièces.

— Je m’en charge, amiral.

Il avait les yeux fixés sur l’autre bâtiment qui venait dans le vent, toutes voiles battantes. A une minute près, les choses auraient pris une tout autre tournure. Car ce vaisseau était… Il se souvenait des mots du maître pilote, qui résonnaient comme une épitaphe. Mais c’était du navire qu’il parlait, pas de ceux qui l’avaient trahi.

 

Continuant à montrer son travers, la Walkyrie dérivait lentement vers la frégate. La tension était toujours aussi forte. Si ceux qui s’étaient emparés de La Faucheuse décidaient de résister, ils avaient encore le temps de remettre à la voile et de prendre la fuite. Ou, tout au moins, d’essayer.

Adam regarda les embarcations. Son capitaine fusilier, Loftus, fort peu discret avec sa tunique écarlate, ferait une cible rêvée pour un tireur d’élite. Cela dit, ses propres épaulettes ne risquaient pas de rester inaperçues. Adam ne put s’empêcher de sourire. Gulliver, leur cinquième lieutenant, lui jeta un bref coup d’œil, trouvant peut-être un peu de réconfort à le voir ainsi. Il dit à Adam :

— Cela va nous remettre à égalité, commandant !

À vingt ans, il s’exprimait déjà comme un vieux de la vieille.

— Ohé, de La Faucheuse ! Nous allons monter à bord ! Jetez vos armes !

Adam palpa le pistolet sous sa tunique. C’était le moment. Il suffisait d’une tête brûlée, un homme qui n’avait rien à perdre et qui tenterait sa dernière chance. Les chaloupes progressaient bord à bord et il fut pris d’un étrange sentiment de solitude lorsque la Walkyrie disparut derrière la coque qui tanguait. Pas d’imprudence. Mais Keen ordonnerait-il au vaisseau amiral d’ouvrir le feu avec tant de ses marins à bord ?

C’était étrange. Comme si le bâtiment était mort. Ils franchirent la coupée par-dessus le plat-bord, armes parées. Sur l’autre bord, des fusiliers se ruaient vers le gaillard d’avant. Ils avaient déjà eu le temps de s’emparer d’un pierrier qu’ils pointaient sur les silhouettes silencieuses alignées le long du pont principal.

Les hommes s’écartèrent pour laisser passer leur commandant. A présent qu’il s’était rendu, ils voyaient le vaisseau d’un œil différent. Les pièces qui avaient tiré un peu au hasard dans l’eau valdinguaient doucement, déchargées, à l’abandon. Écouvillons et tire-bourres gisaient là où ils avaient été jetés. Adam se dirigea vers l’arrière et la grand-roue dont deux de ses hommes s’étaient assurés. Les otages, que l’on avait libérés et qui semblaient indemnes, avaient été regroupés autour de l’artimon. Sur le pont principal, les hommes étaient comme séparés en deux groupes distincts : les mutins et l’équipe de prise américaine.

Deux officiers américains l’attendaient.

— Y a-t-il d’autres officiers à bord ?

Le plus ancien hocha négativement la tête.

— Le vaisseau est à vous, commandant Bolitho.

Ainsi donc, ils connaissaient son nom. Adam réussit à dissimuler sa surprise.

— Monsieur Gulliver, fouillez le bâtiment avec vos hommes – et il ajouta sèchement, alors que l’officier se précipitait : Si quelqu’un résiste, tuez-le.

Puis il demanda :

— Lieutenant, que comptiez-vous donc faire ?

L’officier, homme de haute stature, haussa les épaules.

— Je m’appelle Robert Neill, commandant. La Faucheuse est une prise de guerre. Elle s’est rendue.

— Et vous, vous êtes prisonnier de guerre. Ainsi que vos hommes… Loftus, occupez-vous des prisonniers. Vous savez ce que vous avez à faire – et, à Neill : Vous avez fourni l’occasion de se mutiner à des marins anglais. En fait, vous et votre commandant les y avez incités.

Le dénommé Neill poussa un soupir.

— Je n’ai rien à ajouter.

Adam regarda les deux officiers remettre leur sabre à un fusilier.

— Vous serez bien traités – il hésita, il détestait ce silence, ça sentait la peur. Comme je l’ai été.

Puis, faisant un signe de tête à Loftus, il fit volte-face et se dirigea vers les otages qui l’attendaient.

Le premier, un homme aux cheveux argentés, le visage jeune et l’air vif, s’avança sans faire attention au fusilier qui avait mis sa baïonnette en travers.

— Je m’appelle David Saint-Clair – il tendit la main. Et voici ma fille, Gilia. Votre arrivée est un véritable miracle, commandant. Un miracle !

Adam se tourna vers la jeune femme. Elle était chaudement vêtue, en habit de voyage. Elle le regardait avec un air de défi, comme s’il était son bourreau plutôt que son sauveur.

— Monsieur Saint-Clair, répondit Adam, je n’ai guère de temps. Je vais vous faire passer à bord de mon bâtiment, la Walkyrie, avant qu’il fasse trop sombre.

— Je connais ce nom ! – et, prenant sa fille par le bras. Le vaisseau de Valentine Keen, vous vous en souvenez !

Mais elle était occupée à observer les marins et les fusiliers de la Walkyrie, sentant peut-être la tension qui régnait entre les prisonniers et eux.

— C’est son vaisseau amiral, répondit Adam. Et je suis son capitaine de pavillon.

Saint-Clair répondit doucement :

— Bien sûr. Il a été promu.

— Comment vous êtes-vous fait capturer ? lui demanda Adam.

— Nous avions pris passage à bord d’une goélette, le Cristal, et nous avons appareillé de Halifax pour gagner le Saint-Laurent. Mission pour le compte de l’Amirauté.

Il parut soudain se rendre compte de l’impatience qui gagnait Adam et poursuivit :

— Les autres, c’est l’équipage. La femme est l’épouse du capitaine, elle était montée à bord avec lui.

— On m’a parlé de vos affaires dans la région, monsieur. Je m’étais alors dit que c’était dangereux – et, se tournant vers la jeune femme : Apparemment, j’avais raison.

Un quartier-maître bosco attendait, essayant de capter son attention.

— Qu’y a-t-il Laker ?

L’homme parut surpris que son nouveau commandant connaisse son nom.

— Les deux officiers yankees, commandant…

— Faites-les transférer à bord. Et leurs hommes également. Faites vite.

Il tourna son regard vers la coupée. L’une des pièces gisait, abandonnée, dans ses palans. Il y avait une grande tache noirâtre sur le pont, on aurait dit du goudron. C’était probablement du sang. Peut-être était-ce là qu’ils avaient fouetté sans aucune pitié leur commandant. Il ordonna :

— Hissez les couleurs !

Mais ce geste paraissait dérisoire, après une telle honte.

L’un des officiers américains s’arrêta avec son escorte.

— Dites-moi une chose, commandant. Auriez-vous tiré, qu’il y ait ou non des otages à bord ?

Adam s’éloigna.

— Faites-les passer à bord.

La fille de Saint-Clair dit alors :

— Je me posais la question, commandant.

Elle tremblait comme une feuille, en dépit de ses vêtements chauds. Le choc, sans doute, et la découverte de ce qui s’était passé venaient à bout de sa réserve.

Saint-Clair passa son bras autour des épaules de sa fille.

— Les pièces étaient chargées et parées. A la dernière minute, quelques-uns des hommes, des marins de l’équipage d’origine, j’imagine, ont tiré pour bien montrer leurs intentions.

— Cet officier américain, Neill, répondit Adam, se pose sans doute la même question – et, fixant la jeune fille dans les yeux : À la guerre, il est toujours difficile de faire un choix.

— Les canots sont parés, commandant !

— Avez-vous des bagages à débarquer ?

Saint-Clair accompagna sa fille jusqu’au bastingage où l’on avait installé à son intention une chaise de calfat.

— Non, nous n’avons pas de bagages. Ils ont sabordé le Cristal, puis il y a eu comme une explosion.

Adam parcourut du regard le pont désert, ses hommes qui attendaient de remettre La Faucheuse en route. Ils auraient sans doute préféré l’envoyer par le fond. Et j’en pense tout autant.

Il s’approcha du pavois pour s’assurer que la jeune fille était convenablement installée.

— Vous serez plus à votre aise à bord du vaisseau amiral, mademoiselle. Nous regagnons Halifax.

On emmenait déjà quelques hommes d’équipage de La Faucheuse, houspillés par les fusiliers de Loftus. Ils seraient mis aux fers le temps de la traversée.

Elle murmura :

— Que va-t-on faire d’eux ?

— On les pendra, répondit sèchement Adam.

Elle semblait chercher à déchiffrer quelque chose sur son visage.

— S’ils avaient ouvert le feu sur votre bâtiment, nous serions tous morts à présent, n’est-ce pas ?

Voyant qu’Adam gardait le silence, elle insista :

— C’est certainement là quelque chose qu’il faudra prendre en considération.

Mais Adam fit brutalement volte-face :

— Vous, là-bas ! Venez ici !

Le marin, vêtu d’une chemise à carreaux rouges chiffonnée, s’approcha et salua.

— Commandant ?

— Je vous connais !

— Oui, commandant. J’étais gabier volant à bord de l’Anémone, voilà deux ans. Vous m’avez fait débarquer, quand j’ai été si malade, c’te fièvre.

Les souvenirs lui revenaient, et avec eux, tant de visages du passé.

— Ramsay. Mais bon dieu, que vous est-il arrivé ?

Il en avait oublié la jeune fille – qui était tout ouïe –, son père et les autres. Il oubliait tout, sauf ce visage si familier. C’était le visage d’un homme qui se sait condamné, un homme qui a souvent vu la mort de près, et qui accepte son sort. On n’y lisait aucune peur.

— C’étions point ma place, commandant. Pas avec vous. Tout est terminé, réglé.

Il finit par se décider et passa sa chemise par-dessus tête.

— ’Vous d’mand’pardon, mademoiselle. Mais si vous aviez pas été là, j’crois qu’on aurait tiré.

Puis il se retourna, la lueur du couchant éclairait son dos. Adam lui demanda :

— Pour quelle raison ?

Il entendit la jeune fille étouffer un sanglot. Cela devait lui être encore plus pénible, à elle.

Le dénommé Ramsay avait été si cruellement fouetté que son corps n’avait presque plus rien d’humain. Certains lambeaux de chair n’avaient même pas encore cicatrisé.

Le marin remit sa chemise en place.

— Ça l’faisait jouir.

— Je suis désolé, Ramsay.

Il le prit soudain par le bras, sous le regard incrédule de l’enseigne de vaisseau Gulliver.

— Je verrai ce que je peux faire pour vous.

Puis l’homme disparut. Il n’y avait aucun espoir, et il devait le savoir. Pourtant, ces quelques mots signifiaient tant de choses, pour tous les deux.

— Nous sommes parés, commandant, fit Gulliver, fort mal à l’aise.

Mais avant que la chaise de bosco la fasse descendre le long de la muraille dans la chaloupe qui attendait, Adam dit à la fille de Saint-Clair :

— Parfois, on n’a pas le choix.

Se redressant, il se retourna vers les autres.

— Laissez aller ! On y va, les gars ! Il était redevenu le commandant.

 

La croix de Saint-Georges
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